CAA Nancy, 14/03/2023, n°20NC02845
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société d'économie mixte le Pôle funéraire public de Strasbourg a demandé au tribunal administratif de Strasbourg de prononcer la résiliation du contrat de concession pour la conception, le financement, la construction et l'exploitation d'un crématorium conclu le 30 janvier 2019 entre la commune de Haguenau et le groupement constitué des sociétés Funecap Est, Les Pompes funèbres 2 M et A.
Par un jugement n° 1903459 du 30 juillet 2020, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté sa demande et a mis à sa charge, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, les sommes de 1 500 euros à verser à la commune de Haguenau et de 1 500 euros à verser à chaque société membre du groupement attributaire.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 29 septembre 2020 et 25 mai 2022, la société d'économie mixte le Pôle funéraire public de Strasbourg, représentée par Me Nugue, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Strasbourg du 30 juillet 2020 ;
2°) d'annuler le contrat de concession conclu le 30 janvier 2019 entre la commune de Haguenau et le groupement constitué des sociétés Funecap Est - Les Pompes funèbres 2 M - A pour la conception, le financement, la construction et l'exploitation d'un crématorium ;
3°) de mettre à la charge, à chacun, de la commune d'Haguenau et du groupement représenté par la société Funecap Est la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- sa demande de première instance n'était pas tardive dans la mesure où son recours gracieux a été exercé dans le délai du recours contentieux et a été signé par une personne habilitée ;
- en méconnaissance de l'article L. 3124-3 du code de la commande publique, l'offre du groupement retenue était irrégulière dans la mesure où le nombre de crémations annuel prévu dans le règlement de la consultation à prendre en compte dans la simulation budgétaire n'était pas estimatif et que la liberté commerciale ne permet pas de s'affranchir des prescriptions d'un document de consultation ; le principe d'égalité entre les candidats a été méconnu ;
- en proposant une offre insincère et affectée d'une incohérence entre le modèle économique proposé et les moyens affectés, le consentement du pouvoir adjudicateur a été vicié et le principe de loyauté précontractuelle a été méconnu ;
- le groupement retenu propose un modèle économique, qui correspond en réalité à une offre purement déficitaire, de nature à compromettre la bonne exécution du service public ;
- la commune de Haguenau, qui aurait dû s'interroger entre le modèle économique et les moyens affectés au fonctionnement des services, a commis une erreur manifeste d'appréciation en retenant le groupement d'entreprises Funecap Est - Pompes funèbres 2 M - A ;
- à titre subsidiaire, en méconnaissance de l'article L. 3111-1 du code de la commande publique, si le nombre de crémations était estimatif, la commune de Haguenau a alors mal défini ses besoins ;
- dans la mesure où les travaux de la réalisation du crématorium n'ont pas encore commencé, l'annulation du contrat ne porte pas atteinte à l'intérêt général.
Par des mémoires en défense, enregistrés les 15 novembre 2021 et 4 juillet 2022, la SAS Funecap Est, la SARL A et la SARL Les pompes funèbres 2 M, représentées par Me Seyfritz, concluent au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de la société requérante la somme globale de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elles soutiennent que :
- la demande de première instance a été présentée tardivement dans la mesure où le recours gracieux exercé ne tendait qu'à la résiliation du contrat et non à son annulation ;
- dans la mesure où l'offre de la société requérante a été classée deuxième et que le choix du concessionnaire n'a pas reposé sur le nombre de crémations, les moyens soulevés par la requérante sont inopérants ;
- si le nombre de crémations figurant dans le règlement de consultation est impératif, l'offre de la société requérante, qui repose sur un nombre supérieur, est également irrégulière ;
- il n'existe pas de principe de loyauté précontractuelle invocable ;
- les autres moyens soulevés par la société requérante ne sont pas fondés.
Par des mémoires en défense, enregistrés les 21 septembre 2021 et 1er juillet 2022, la commune de Haguenau, représentée par Me Henochsberg, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 6 000 euros soit mise à la charge de la société Pôle funéraire public de Strasbourg au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la demande de première instance est tardive dans la mesure où le recours gracieux a été exercé uniquement à l'encontre de la lettre de rejet de l'offre avant la naissance du recours contentieux et que ce recours n'a pas été signé par une personne ayant reçu une délégation en ce sens ;
- compte tenu de la circonstance que l'offre de la société requérante a été classée troisième, les manquements invoqués sont sans lien avec son éviction ;
- le principe de loyauté précontractuelle est inopérant ;
- à supposer que le nombre de crémations était impératif, il s'agissait d'une exigence manifestement inutile pour apprécier la valeur économique des offres ;
- les autres moyens soulevés par la société requérante ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le décret n° 2016-86 du 1er février 2016, alors en vigueur ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Denizot, premier conseiller,
- les conclusions de M. Michel, rapporteur public,
- et les observations de Me Moutte pour la société Pôle funéraire public de Strasbourg, de Me Stass, substituant Me Henochsberg pour la commune de Haguenau ainsi que celles de Me Seyfritz pour les sociétés Funecap Est, A et Les pompes funèbres 2 M.
Considérant ce qui suit :
1. Par un avis d'appel public à candidatures du 23 décembre 2017, rectifié le 27 janvier 2018, la commune de Haguenau a lancé une procédure pour l'attribution d'une concession de service public pour la conception, le financement, la construction et l'exploitation d'un crématorium. Par une délibération du 12 novembre 2018, l'assemblée délibérante de la commune a retenu l'offre du groupement d'entreprises constitué des sociétés Funecap Est - Les pompes funèbres 2 M (PF2M) - A. Par un courrier du 16 novembre 2018, la commune de Haguenau a informé la société d'économie mixte le Pôle Funéraire Public de Strasbourg (PFPS) du rejet de son offre. Le 14 janvier 2019, la société PFPS a exercé un recours gracieux contre la décision de rejet de son offre. L'avis d'attribution de la concession a été publié le 11 février 2019 au Bulletin officiel des annonces des marchés publics (BOAMP). Par un jugement du 30 juillet 2020, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté la demande présentée par la société PFPS tenant à la résiliation de la concession. La société PFPS relève appel de ce jugement.
Sur la validité du contrat :
2. Indépendamment des actions dont disposent les parties à un contrat administratif et des actions ouvertes devant le juge de l'excès de pouvoir contre les clauses réglementaires d'un contrat ou devant le juge du référé contractuel sur le fondement des articles L. 551-13 et suivants du code de justice administrative, tout tiers à un contrat administratif susceptible d'être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles. Cette action devant le juge du contrat est également ouverte aux membres de l'organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné ainsi qu'au représentant de l'Etat dans le département dans l'exercice du contrôle de légalité. Si le représentant de l'Etat dans le département et les membres de l'organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné, compte tenu des intérêts dont ils ont la charge, peuvent invoquer tout moyen à l'appui du recours ainsi défini, les autres tiers ne peuvent invoquer que des vices en rapport direct avec l'intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d'une gravité telle que le juge devrait les relever d'office. Le tiers agissant en qualité de concurrent évincé de la conclusion d'un contrat administratif ne peut ainsi, à l'appui d'un recours contestant la validité de ce contrat, utilement invoquer, outre les vices d'ordre public, que les manquements aux règles applicables à la passation de ce contrat qui sont en rapport direct avec son éviction.
3. Saisi ainsi par un tiers dans les conditions définies ci-dessus, de conclusions contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses, il appartient au juge du contrat, après avoir vérifié que l'auteur du recours autre que le représentant de l'Etat dans le département ou qu'un membre de l'organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné se prévaut d'un intérêt susceptible d'être lésé de façon suffisamment directe et certaine et que les irrégularités qu'il critique sont de celles qu'il peut utilement invoquer, lorsqu'il constate l'existence de vices entachant la validité du contrat, d'en apprécier l'importance et les conséquences. Ainsi, il lui revient, après avoir pris en considération la nature de ces vices, soit de décider que la poursuite de l'exécution du contrat est possible, soit d'inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un délai qu'il fixe, sauf à résilier ou résoudre le contrat. En présence d'irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l'exécution du contrat, il lui revient de prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général, soit la résiliation du contrat, soit, si le contrat a un contenu illicite ou s'il se trouve affecté d'un vice de consentement ou de tout autre vice d'une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d'office, l'annulation totale ou partielle de celui-ci. Il peut enfin, s'il en est saisi, faire droit, y compris lorsqu'il invite les parties à prendre des mesures de régularisation, à des conclusions tendant à l'indemnisation du préjudice découlant de l'atteinte à des droits lésés.
En ce qui concerne la nature des exigences prévues par l'article 3 de l'annexe 4 au règlement de la consultation :
4. Le règlement de la consultation prévu par une autorité délégante pour la passation d'une délégation de service public est obligatoire dans toutes ses mentions. L'autorité délégante ne peut, dès lors, attribuer ce contrat à un candidat qui ne respecte pas une des exigences imposées par ce règlement, sauf si cette exigence se révèle manifestement dépourvue de toute utilité pour l'examen des candidatures ou des offres ou si la méconnaissance de cette exigence résulte d'une erreur purement matérielle d'une nature telle que nul ne pourrait s'en prévaloir de bonne foi dans l'hypothèse où le candidat verrait son offre retenue.
5. En l'espèce, l'article 1er du règlement de la consultation, intitulé " Valeur estimée de la concession " prévoyait que la valeur estimée du contrat de concession sur une durée de 20 ans était de 10 000 000 euros HT et que ce mode de calcul reposait notamment sur un " nombre de crémation annuelle au démarrage estimé à 600 avec un taux de croissance annuel de 4 % ". Par ailleurs, l'article 3 de l'annexe 4 du règlement de la consultation, relatif au cadre du compte d'exploitation prévisionnel et sous-détail, indiquait que " le nombre de crémation est imposé dans la simulation budgétaire. Le candidat doit impérativement compléter ce document. Cependant s'il estime les prévisions de crémation erronées, il proposera une simulation budgétaire complémentaire ". Il résulte de ces énonciations que le règlement de la consultation comportait une double exigence. D'une part, les soumissionnaires devaient présenter une simulation budgétaire basée sur le nombre de 600 crémations pour la première année. D'autre part, les soumissionnaires ne pouvaient présenter une offre basée sur un nombre différent de crémations que dans le cadre d'une simulation budgétaire complémentaire.
6. Il résulte de l'instruction que les exigences relatives au nombre imposé de crémations dans la simulation budgétaire et à une simulation budgétaire complémentaire permettaient à l'autorité concédante de détenir des éléments d'informations sur la manière dont les soumissionnaires entendaient construire leurs offres et sur la pertinence du modèle économique proposé par ceux-ci. Ces éléments d'information permettaient ainsi à la commune de Haguenau de procéder utilement à l'appréciation et comparaison des offres notamment au regard de la pertinence du compte d'exploitation prévisionnel proposé par les soumissionnaires. Par suite, la commune d'Haguenau n'est pas fondée à soutenir que les exigences d'un nombre imposé de crémations et d'une simulation budgétaire complémentaire étaient manifestement dépourvues de toute utilité pour l'examen des offres.
En ce qui concerne la régularité des offres présentées par les soumissionnaires :
7. L'article 25 du décret du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession, alors en vigueur dispose que : " Les offres inappropriées ou qui ne respectent pas les conditions et caractéristiques minimales indiquées dans les documents de la consultation sont éliminées () ". L'article 28 du même décret dispose que : " Les offres qui n'ont pas été éliminées en application de l'article 25 sont classées par ordre décroissant sur la base des critères prévus à l'article 27. L'offre la mieux classée est retenue ".
8. Lorsque le règlement de la consultation ou le cahier des charges d'une procédure de délégation de service public impose la production de documents ou de renseignements à l'appui des offres, l'autorité habilitée à signer la convention ne peut, après avis de la commission mentionnée à l'article L. 1411-5 du code général des collectivités territoriales, engager de négociation avec un opérateur économique dont l'offre n'est pas accompagnée de tous ces documents ou renseignements que si cette insuffisance, d'une part, ne fait pas obstacle à ce que soit appréciée la conformité de l'offre aux exigences du cahier des charges et, d'autre part, n'est pas susceptible d'avoir une influence sur la comparaison entre les offres et le choix des candidats qui seront admis à participer à la négociation.
9. Il résulte de l'instruction que le groupement attributaire constitué des sociétés Funecap Est - PF2M - A a présenté au sein de son offre une simulation budgétaire basée sur un nombre de 1 322 crémations, supérieur à l'estimation de la commune, qui ne constitue pas une variante, sans avoir proposé une simulation basée sur 600 crémations. Par suite, il n'a pas présenté une offre répondant aux exigences minimales prévues par l'article 3 de l'annexe 4 du règlement de la consultation, qui, comme il a été dit au point 5, imposait, d'une part, la présentation d'une simulation budgétaire basée sur le nombre de 600 crémations pour la première année d'exploitation, et d'autre part, une simulation budgétaire complémentaire dans l'hypothèse d'un nombre différent de crémations. Dans ces conditions, la société PFPS est fondée à soutenir que l'offre retenue ne respectait pas les conditions imposées par l'article 3 de l'annexe 4 précitée et était, par suite, irrégulière.
10. Toutefois, alors même que l'offre du concurrent évincé demandant l'annulation du contrat de délégation de service public a été classée et notée, le pouvoir adjudicateur et l'attributaire du contrat peuvent se prévaloir devant le juge du caractère irrégulier de son offre pour soutenir que le demandeur ne peut avoir été lésé, au stade de l'examen des offres, par les manquements qu'il invoque. Mais, cette circonstance ne fait pas obstacle à ce que le juge relève les vices d'une particulière gravité relatifs notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement.
11. Il résulte de l'instruction que la société PFPS a présenté une offre contenant une simulation budgétaire basée sur 650 crémations au titre de la première année d'exploitation sans proposer une simulation budgétaire basée sur le nombre de crémations estimé par la commune de Haguenau. Dans ces conditions, le groupement constitué des sociétés Funecap Est - PF2M - A est fondé à soutenir que l'offre présentée par la société PFPS ne respectait pas plus les conditions imposées par l'article 3 de l'annexe 4 précitée et était, par suite, également irrégulière.
12. Dès lors, et en l'absence de vices d'ordre public, dont le vice du consentement qui ne saurait, en tout état de cause, résulter de la présentation d'une offre qualifiée par la requérante de non sincère et d'incohérente, la société PFPS n'a pas été lésée par les irrégularités qu'elle invoque.
13. Il résulte de ce qui précède, et sans qu'il besoin d'examiner les fins de non-recevoir opposées à la demande de première instance, que la société PFPS n'est pas fondée à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté sa demande.
Sur les frais liés à l'instance :
14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de la commune d'Haguenau et des sociétés Funecap Est, PF2M, A, qui ne sont pas, dans la présente instance, les parties perdantes, le versement de la somme que la société PFPS demande au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Il y a lieu en revanche de mettre à la charge de la société PFPS une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par la commune de Haguenau et non compris dans les dépens, ainsi que, sur le fondement des mêmes dispositions, une somme de 500 euros à verser à chacune des trois sociétés membres du groupement attributaire.
D E C I D E :
Article 1er : La requête de la société Pôle funéraire public de Strasbourg est rejetée.
Article 2 : La société Pôle Funéraire Public de Strasbourg versera les sommes de 1 500 euros à la commune de Haguenau, 500 euros à la société Funecap Est, 500 euros à la société A et 500 euros à la société Les Pompes Funèbres 2 M au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société d'économie mixte le Pôle funéraire public de Strasbourg, à la commune de Haguenau, à la SAS Funecap Est, à la SARL Safe et à la SARL Les Pompes funèbres 2 M.
Délibéré après l'audience du 14 février 2023, à laquelle siégeaient :
- Mme Ghisu-Deparis, présidente,
- Mme Samson-Dye, présidente assesseure,
- M. Denizot, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 14 mars 2023.
Le rapporteur,
Signé : A. DenizotLa présidente,
Signé : V. Ghisu-Deparis
La greffière,
Signé : N. Basso
La République mande et ordonne à la préfète du Bas-Rhin en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
N. Basso