TA Grenoble, 09/11/2022, n°2202198
Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 11 avril et 29 septembre 2022, la SCI Victor Hugo 21, représentée par Me Manhes, demande, dans le dernier état de ses conclusions, au juge des référés :
1°) de condamner, sur le fondement de l'article R. 541-1 du code de justice administrative, le centre hospitalier Alpes-Isère à lui verser la somme de 498 571,49 euros arrêtée au 31 décembre 2022, à parfaire à la date de l'ordonnance à intervenir ;
2°) de mettre à la charge du centre hospitalier Alpes-Isère la somme de 4 000 euros à lui verser au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- par un contrat passé en la forme authentique le 31 août 2017, elle a donné à bail en l'état futur d'achèvement au centre hospitalier Alpes-Isère une partie de locaux situés 21, avenue Victor Hugo sur le territoire de la commune de Seyssinet-Pariset ;
- le contrat est conclu pour une durée de 15 ans, avec option d'achat in fine ;
- le projet vise à accueillir des consultations médico-psychologiques et des prestations d'accueil de jour ;
- outre un dépôt de garantie et diverses charges, le contrat prévoyait un loyer de 182 000,00 euros annuel pour les trois bâtiments, un pré-loyer d'un montant de 97 225,00 euros, soit 8 102,00 euros par mois, versé au titre de l'immobilisation du bien à compter de septembre 2017, enfin un sur-loyer, venant s'ajouter au montant du loyer de base pendant une période de dix années suivant la livraison du bâtiment C à construire, d'un montant de 31 852,80 euros ;
- à la date du 19 décembre 2018, les trois bâtiments étaient achevés et aptes à accueillir le personnel médical et les patients ; cependant, le centre hospitalier Alpes-Isère se refuse à prendre possession des lieux et s'acquitter des loyers contractuellement dus, arguant de l'absence de mise en œuvre d'une procédure de mise en concurrence ;
- par une lettre datée du 1er février 2019, elle a appelé les loyers dus au titre de période du 1er janvier 2019 au 31 mars 2019 ainsi que le dépôt de garantie complémentaire ;
- par une requête enregistrée le 4 février 2019, le centre hospitalier Alpes-Isère a demandé que soit prononcée la nullité du contrat ;
- parallèlement elle a saisi le 19 avril 2019 le juge des référés d'une demande de condamnation à titre provisionnel afin d'obtenir le paiement des loyers en cours ; sur appel, la cour administrative d'appel de Nancy a condamné le centre hospitalier Alpes-Isère à lui payer, à titre de provision, la somme de 493 277,65 euros.
- par un jugement du 31 mai 2021, frappé d'appel, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté les conclusions du centre hospitalier Alpes-Isère et a condamné ce dernier à payer à la SCI Victor Hugo 21 une somme de 553 499,78 euros au titre du contrat du 31 août 2017, arrêtée au 1er décembre 2020, dont à déduire la somme de 493 277 euros ;
- par un acte délivré par exploit d'huissier le 22 mars 2019, elle a fait sommation au centre hospitalier Alpes-Isère de prendre possession des locaux et des clefs et d'honorer ses dettes de loyer ;
- malgré les décisions précitées, le centre hospitalier Alpes-Isère refuse d'honorer ses engagements ;
- restent ainsi impayés les loyers et majorations au titre des années civiles 2021 et 2022, ainsi que la taxe foncière et les charges, pour des montants respectifs de 3 706,82 euros et 9 702,48 euros, soit 498 571,49 euros ;
- sa créance n'est pas sérieusement contestable ;
- le contrat n'avait pas à faire l'objet d'une mesure préalable de mise en concurrence ;
- le contrat a été conclu en la forme authentique par devant deux notaires ; or l'acte authentique fait foi jusqu'à inscription de faux, de ce que l'officier public dit avoir personnellement accompli ou constaté ;
- la nullité du contrat invoquée par le centre hospitalier Alpes-Isère ne fait donc pas obstacle à l'exigibilité des créances dues au titre du contrat passé en la forme authentique ;
- le contrat a reçu un commencement d'exécution ;
- le centre hospitalier Alpes-Isère avait justifié de la compétence du signataire de l'acte, défini son cahier des charges, passé commande, payé le premier dépôt de garantie d'un montant de 25 000,00 euros, témoignant de son intention de voir appliquer le contrat ;
- à supposer même que le contrat aurait dû faire l'objet d'une mesure préalable de mise en concurrence, le manquement n'est pas d'une gravité suffisante pour justifier que le litige se résolve hors champ contractuel ;
- le consentement du centre hospitalier Alpes-Isère a dument et librement été accordé ;
- sa créance est fondée par les avis d'échéance qu'elle a émis.
Par un mémoire en défense, enregistré le 14 octobre 2022, le centre hospitalier Alpes-Isère, représenté par Me Vivien, conclut au rejet de la requête, subsidiairement à ce que le versement d'une provision soit assorti de la constitution d'une garantie et à ce qu'une somme de 3 000 euros soit mise à sa charge sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- la créance de la SCI Victor Hugo 21 n'est pas non sérieusement contestable ;
- il a relevé appel du jugement du tribunal administratif de Grenoble en date du 31 mai 2021 ;
- le contrat souscrit avec la SCI Victor Hugo 21 est entaché de graves irrégularités ;
- le BEFA litigieux est un marché public, qui devait, en conséquence, en respecter les règles, notamment être précédé d'une procédure de publicité et de mise en concurrence ;
- le contrat de BEFA litigieux a un contenu illicite, dès lors qu'il méconnait la règle de l'interdiction du paiement différé, la règle de l'allotissement et qu'il constitue un contrat contenant une option d'achat, alors que la conclusion d'un tel contrat est en principe prohibée ;
- selon l'article 60 de l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015, alors applicable, les clauses de paiement différé sont interdites s'agissant des marchés publics passés par l'Etat, ses établissements publics, les collectivités territoriales et leurs établissements publics ; or la réalisation du bâtiment C donne lieu à un paiement différé par le biais des loyers versés mensuellement et de l'option d'achat permettant d'acquérir ce bâtiment ;
- les établissements publics de santé ne peuvent pas recourir aux marchés de partenariat, conformément à l'article 71 de l'ordonnance du 23 juillet 2015, alors applicable ;
- le paiement différé des locaux était la condition sine qua non de la conclusion de ce BEFA et donc la cause de ce BEFA ;
- si le paiement avait dû intervenir à la réception des ouvrages, le BEFA n'aurait pas été conclu car il ne serait pas apparu comme une simple dépense d'exploitation mais bien comme un investissement soumis à validation ; par conséquent, l'illégalité des clauses financières du BEFA le prive à la fois de sa cause et lui confère un objet illicite de contournement des règles applicables aux établissements publics de santé, de sorte que le contrat encourt l'annulation, dès lors que l'illégalité des modalités de paiement affecte l'objet même du contrat ;
- il ne ressort d'aucune jurisprudence qu'en présence d'un contrat ayant un objet ou un contenu illicite au sens de la jurisprudence Béziers I précitée, il serait nécessaire de justifier de l'existence de circonstances particulières dans lesquelles l'irrégularité a été commise, pour écarter le contrat ; en effet, la prise en compte des " circonstances dans lesquelles (une illégalité) a été commise " justifiant que le contrat soit écarté est issue de la jurisprudence Manoukian ; mais elle concerne les "manquements aux règles de passation" et non le "caractère illicite du contrat" ;
- cette difficulté fait obstacle à ce que le juge des référés tranche le litige ;
- en tout état de cause, même en supposant qu'il soit nécessaire de justifier de circonstances particulières, il existe bien en l'espèce des circonstances particulières justifiant que le contrat soit écarté ; en effet, il est manifeste qu'en contrepartie du bénéfice d'un paiement différé qui permet de ne pas faire apparaitre l'opération dans son intégralité dans le budget de l'établissement, à court terme, l'ancienne direction du CHAI a accepté de largement surpayer la réalisation des travaux, de l'ouvrage et l'acquisition des locaux ;
- le coût de l'opération représente un montant de 4 231,49 euros /m2 (A) ; ce prix est particulièrement exorbitant au regard des autres opérations menées par le CHAI habituellement, sans bénéficier de paiement différé et en appliquant une procédure de publicité et de mise en concurrence ;
- manifestement le but de la manœuvre de l'ancienne direction du CHAI, qui n'a pas consulté le conseil de surveillance et n'a assuré aucune publicité, était de dissimuler le coût particulièrement exorbitant de l'opération, laquelle n'allait pas non plus apparaitre intégralement dans les documents budgétaires du CHAI ;
- par ailleurs une étude que vient d'effectuer un économiste indépendant démontre que le coût de la construction des bâtiments A et C aurait été sans commune mesure avec ce qui est aujourd'hui exigé du CHAI ;
- il a été précédemment démontré que le coût au m² de ces constructions est de de 4231,49 €/m² (A) ;
- or si l'on rapporte le coût de l'AVP valeur 2018 qui est de 1 836 000 euros A aux 1139 m2 des bâtiments A et C, on arrive à un coût moyen au m² de 1 611,94 euros A le m² ;
- le coût facturé actuellement au CHAI est donc 2,6 fois plus onéreux que ce qui aurait dû être facturé, soit un surcoût est de 62 % ;
- outre l'interdiction du paiement différé, le BEFA vise à contourner la règle de l'allotissement ; en effet, l'intégralité des travaux, tous lots confondus, a été confiée à la SCI Victor Hugo 21, ce qui vise à éviter la réalisation des travaux en lots séparés par le CHAI, en méconnaissance de l'article 32 de l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 ;
- le BEFA a un objet illicite dès lors que le but de sa conclusion était de ne pas appliquer les règles applicables aux marchés publics, dont la règle de l'allotissement ;
- en outre, selon un avis du Conseil d'Etat, un contrat assorti d'une option d'achat est illicite lorsqu'il concerne des biens immobiliers qui ont vocation à être intégrés in fine au domaine public ; le Conseil d'Etat considère qu'il n'est pas possible de prévoir contractuellement qu'un tel bien demeure dans le patrimoine d'une personne privée jusqu'à la levée de l'option d'achat ; cette interdiction d'une appropriation privée d'un bien ayant vocation à appartenir au domaine public confère au BEFA qui la méconnait, un objet illicite ; le BEFA n'entre dans aucune exception légale à cette règle et ce, alors que les immeubles qui font l'objet de ce contrat ont été aménagés spécifiquement pour accueillir un service public ;
- le contrat a donc un objet illicite ou a minima a un but illicite de contournement des règles de la domanialité publique ;
- cet objet illicite du contrat, s'accompagne de circonstances particulières, puisqu'il s'agissait par cette clause d'option d'achat, à long terme, de dissimuler notamment au conseil de surveillance, les engagements financiers exorbitants souscrits par l'ancienne direction du CHAI ;
- cette clause d'option d'achat a eu un caractère déterminant dans la conclusion du BEFA ; la réalisation des travaux afin d'avoir plus de surface (création Bâtiment C) et des aménagements adaptés aux spécifications et activités du CHAI, avec la possibilité pour le CHAI de devenir propriétaire de ces éléments, étaient déterminants dans le choix de conclure le BEFA, de sorte que la clause d'option d'achat est indivisible des autres dispositions de ce contrat ;
- un tel montage est illicite, de sorte que le BEFA, qui vise à contourner cette interdiction, encourt l'annulation compte tenu de son objet illicite ; au surplus, un tel montage menace la continuité du service public, ce qui rend le recours à cette clause d'autant plus irrégulier ;
- le BEFA constitue un détournement de procédure au regard des dispositions de la loi du 12 juillet 1985 sur la maîtrise d'ouvrage publique, alors applicable ;
- en effet, en application de la loi MOP précitée, le CHAI ne pouvait se départir de son rôle de maître de l'ouvrage, en confiant la réalisation de travaux, notamment de construction d'un immeuble ayant vocation à entrer dans son patrimoine par la levée de l'option d'achat ; le contrat prévoit seulement que le transfert de propriété de l'ouvrage sera artificiellement différé et ce afin d'opérer un détournement de procédure au regard des dispositions de la loi MOP ; ce détournement de procédure au regard de la loi MOP rend illicite le contenu du BEFA, de sorte que celui-ci encourt nécessairement la nullité ;
- l'absence d'approbation du conseil de surveillance constituait un vice du consentement ; compte tenu de l'existence d'une option d'achat, l'intervention du conseil de surveillance était requise en application de l'article L. 6143-1 du code de la santé publique ; ce vice n'a jamais été régularisé a posteriori ;
- cet investissement n'a pas été inscrit au plan global de financement pluriannuel (PGFP) qui est validé par l'ARS ; ainsi, l'opération n'a pas été validée par l'autorité de tutelle ; ces manquements commis par l'ancienne direction doivent être mis en perspective avec la circonstance non négligeable que celle-ci était en partance, ce qui impliquait un contrôle accru des dernières décisions adoptées par celle-ci ;
- la nouvelle direction a immédiatement dénoncé le BEFA, dès que celle-ci a découvert l'existence de ce contrat ;
- le caractère excessif du prix est pris en compte dans le cadre de l'appréciation portée par le juge ;
- la SCI Victor Hugo 21 ne peut se prévaloir de l'avis de France Domaine qui a été sollicité préalablement à l'adoption du BEFA, puisque le service des domaines ne s'est pas prononcé sur l'élément essentiel de ce coût excessif : l'option d'achat ce qui signifie que l'avis n'avait qu'un caractère partiel ;
- s'agissant de l'absence irrégulière de publicité et de mise en concurrence préalable à la passation du BEFA, aucune autre raison technique objective n'explique qu'il soit recouru en l'espèce à un marché négocié sans publicité ni mise en concurrence ; d'ailleurs, il existait des solutions alternatives ou de remplacement raisonnable ; il n'y avait pas d'absence de concurrence, à tout le moins pour la réalisation des travaux ; le CHAI a l'habitude de commander et de coordonner des travaux auprès d'entreprises ; lorsque le CHAI fait réaliser lui-même les travaux, dans le respect des règles de publicité et de mise en concurrence, les coûts sont beaucoup moins importants que dans le cadre du BEFA ;
- le fait que les locaux soient loués (avant l'activation de l'option d'achat) n'aurait en rien empêché de passer des marchés postérieurement à la conclusion du bail ;
- la SCI Victor Hugo 21 n'établit pas que les dispositions de l'article 30 du décret précité du 25 mars 2016 étaient applicables ;
- il existait une solution alternative consistant à ce que le CHAI réalise lui-même les travaux de construction du bâtiment C et les aménagements intérieurs, après avoir loué le terrain et les immeubles à la SCI Victor Hugo 21 ;
- l'absence de publicité et de mise en concurrence constitue une grave illégalité au sens de la jurisprudence Manoukian ;
- l'obligation de loyauté contractuelle, qui n'est qu'un principe consacré par la jurisprudence, ne saurait permettre de maintenir l'application d'un contrat qui porte autant atteinte aux principes fondamentaux de la commande publique, alors que ceux-ci ont une valeur conventionnelle et même constitutionnelle ; les principes fondamentaux de liberté d'accès à la commande publique, d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures, ont une valeur constitutionnelle conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel (cf. Décision n° 2003-473 DC du 26 juin 2003) et il s'agit également de principes à valeur conventionnelle conformément à la jurisprudence Téléaustria de la Cour de justice (cf. CJCE, 7 décembre 2000, Téléaustria, aff. C-324/98) ;
- dès lors que la conclusion du BEFA de gré à gré est susceptible de donner lieu à une condamnation pénale de l'ancienne direction du CHAI et, en cas de poursuite de l'exécution du contrat, de la nouvelle direction du CHAI, il existe en l'espèce, des circonstances particulières faisant obstacle à la poursuite de l'exécution du BEFA, conformément à la jurisprudence Manoukian ;
- il existe en l'espèce un soupçon de commission de délit de favoritisme par l'ancienne direction du CHAI ; la nouvelle direction du CHAI ne souhaite pas poursuivre l'exécution du contrat, afin de ne pas commettre l'infraction de délit de favoritisme ; ce contrat a été conclu en raison de la volonté de favoriser particulièrement la SCI Victor Hugo 21, puisqu'il apparait que l'ancienne direction a réalisé plusieurs opérations immobilières avec cette SCI ;
- le BEFA illégalement conclu représente un montant total de 5 198 528 euros, ce qui représente un montant excessivement important et porte atteinte à la nécessité absolue de protéger les deniers publics ;
- la circonstance qu'un contrat ait été passé en la forme authentique ou qu'il ait une force exécutoire ne fait pas obstacle à ce qu'il puisse être annulé en raison d'un vice l'affectant ou de son objet illicite ;
- la circonstance que le contrat aurait commencé à être exécuté ne fait pas obstacle à la nullité du contrat ;
- par l'effet de la clause résolutoire, le contrat de BEFA a expiré dès le 22 avril 2019, de sorte que la SCI Victor Hugo 21 ne peut solliciter le paiement de loyers pour un contrat qui est résilié depuis plusieurs années ;
- il y a lieu d'assortir le paiement d'une éventuelle provision à la constitution d'une garantie ; en effet en cas de paiement de la somme le CHAI s'expose à la perte définitive de ce montant car la SCI Victor Hugo 21 n'aurait pas la surface financière pour la rembourser, en cas d'annulation ultérieure du contrat de BEFA ou de constatation de sa résiliation de plein droit.
Par ordonnance du 14 octobre 2022, la clôture de l'instruction a été fixée au 22 octobre 2022.
Vu les autres pièces du dossier.
Le président du tribunal a désigné Mme Wolf, présidente honoraire, pour statuer sur les demandes de référé.
Vu :
- le code civil ;
- le code de la santé publique ;
- l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics ;
- le décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics ;
- le code de justice administrative.
Considérant ce qui suit :
1. Le 31 août 2017 a été conclu, devant notaires, entre le centre hospitalier Alpes-Isère (CHAI) et la SCI Victor Hugo 21, un bail en l'état futur d'achèvement (BEFA) prévoyant la location à l'établissement hospitalier de deux bâtiments A et B existants et d'un bâtiment C à construire, d'une durée initiale de 15 ans et comprenant une option d'achat à compter de la douzième année. Le contrat a reçu un commencement d'exécution et les bâtiments ont été achevés le 19 décembre 2018. Toutefois, le centre hospitalier Alpes-Isère n'en a pas pris possession et, estimant que le contrat aurait été conclu dans des conditions irrégulières susceptibles de mettre en cause la responsabilité pénale du chef d'établissement, il a, d'une part, informé la SCI Victor Hugo 21, par courrier du 1er février 2019, que les opérations de réception ainsi que le paiement des loyers étaient suspendus et, d'autre part, saisi le 4 février 2019, le tribunal administratif de Grenoble d'un recours en contestation de la validité de ce contrat. La SCI a alors saisi le 19 avril 2019 le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble d'une demande tendant à la condamnation du centre hospitalier à lui verser une provision correspondant aux sommes qui lui étaient dues en exécution du contrat. Par ordonnance en date du 18 novembre 2020, la cour administrative d'appel de Nancy, saisie de l'appel contre l'ordonnance du juge des référés du tribunal admiratif de Grenoble, qui avait rejeté la requête en référé de la SCI Victor Hugo 21, a annulé cette ordonnance et condamné le CHAI à verser à la société une provision d'un montant de 493 277,65 euros. Par jugement en date du 31 mai 2021, dont l'appel a été transmis à la cour administrative d'appel de Marseille, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté la requête en contestation de validité du contrat et, saisi par la SCI Victor Hugo 21 de conclusions reconventionnelles tendant à la condamnation du CHAI à lui payer les sommes dues en exécution du contrat, ou à l'indemniser de son préjudice, a condamné le CHAI à lui verser une somme de 553 499,78 euros correspondant au montant des loyers arrêté au 1er décembre 2020, somme dont devra être déduite la provision allouée par l'ordonnance du 18 novembre 2020.
2. Par la présente requête, la SCI Victor Hugo 21 demande au juge des référés de condamner le CHAI à lui verser une provision de 498 571,49 euros, correspondant aux loyers qui lui sont dus jusqu'au 31 décembre 2022, à parfaire au jour de l'ordonnance.
3. Aux termes de l'article R. 541-1 du code de justice administrative : " Le juge des référés peut, même en l'absence d'une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. () ". Il résulte de ces dispositions que pour regarder une obligation comme non sérieusement contestable, il appartient au juge des référés de s'assurer que les éléments qui lui sont soumis par les parties sont de nature à en établir l'existence et le montant avec un degré suffisant de certitude. Il lui appartient notamment d'apprécier si le caractère non sérieusement contestable d'une créance peut résulter de l'exécution d'un contrat, y compris lorsqu'existe une contestation sur la validité de celui-ci. Il lui appartient, en ce cas, de se prononcer sur la question de savoir si cette contestation est susceptible de donner lieu à la reconnaissance de la nullité du contrat.
Sur la contestation portant sur la validité du contrat :
4. Lorsque les parties soumettent au juge un litige relatif à l'exécution du contrat qui les lie, il incombe en principe à celui-ci, eu égard à l'exigence de loyauté des relations contractuelles, de faire application du contrat. Toutefois, dans le cas seulement où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d'office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d'une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, il doit écarter le contrat et ne peut régler le litige sur le terrain contractuel. Ainsi, lorsque le juge est saisi d'un litige relatif à l'exécution d'un contrat, les parties à ce contrat ne peuvent invoquer un manquement aux règles de passation, ni le juge le relever d'office, aux fins d'écarter le contrat pour le règlement du litige. Par exception, il en va autrement lorsque, eu égard d'une part à la gravité de l'illégalité et d'autre part aux circonstances dans lesquelles elle a été commise, le litige ne peut être réglé sur le fondement de ce contrat.
- En ce qui concerne le contenu du contrat :
5. Le contenu d'un contrat ne présente un caractère illicite que si l'objet même du contrat, tel qu'il résulte des stipulations convenues entre les parties qui doivent être regardées comme le définissant, est, en lui-même, contraire à la loi, de sorte qu'en s'engageant pour un tel objet, le cocontractant de la personne publique la méconnaît nécessairement.
6. Le contrat dont la SCI Victor Hugo 21 demande l'exécution, s'il comprend une période de travaux avant la mise à disposition des biens au centre hospitalier Alpes-Isère, est un contrat de location pour 15 ans - sauf option d'achat à l'issue d'une période de 12 ans - d'immeubles que le bailleur se charge d'aménager et dont il reste propriétaire. Dans un tel cas, la personne publique n'est pas maître de l'ouvrage et l'opération n'entre pas dans le champ d'application de la loi du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d'ouvrage publique. Aucune disposition législative n'interdit à une collectivité publique de souscrire un tel contrat et de s'engager ainsi au paiement d'échéances de loyer pendant la durée du contrat. Ces échéances de loyer ne constituent, au demeurant, pas un paiement différé au sens de l'article 60 de l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015, dès lors qu'en payant un surloyer, le CHAI ne procède pas au règlement des travaux réalisés par les entreprises chargées des travaux, mais finance leur coût à la charge de la SCI Victor Hugo 21, maître d'ouvrage. Les stipulations du contrat souscrit par le CHAI ne révèlent pas davantage un contrat de partenariat, interdit, pour les établissements publics de santé, par l'article 71 de la même ordonnance, dès lors que le contrat ne confie pas à la SCI Victor Hugo 21 une mission globale, incluant notamment des prestations concourant à l'exercice de la mission de service public. Enfin les locaux loués dans le cadre d'un tel contrat ne font pas partie du domaine public hospitalier. L'option d'achat, qui permettra au centre hospitalier, s'il la lève, de devenir propriétaire de l'immeuble affecté au service public, ce qui aura pour effet de faire entrer le bien dans le domaine public hospitalier, ne méconnaît pas les règles de la domanialité, ni aucun principe général. Cette option ne confère aucun caractère illicite au contrat.
- En ce qui concerne la procédure de passation du contrat
7. Ainsi que cela a été mentionné au point 1, le contrat litigieux ne se limite pas à la location d'un bien immobilier, mais comprend, pour la période précédant la mise à disposition du bien, des travaux de construction et d'aménagement destinés à répondre aux besoins définis par le centre hospitalier Alpes-Isère, selon un programme fonctionnel établi par lui. A ce titre, il entre dans le champ d'application des dispositions des articles 41 et suivants de l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 et du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016, qui soumettent, en principe, les marchés de travaux à des obligations de publicité et de mise en concurrence.
8. Il n'est pas contesté en l'espèce que la conclusion du contrat n'a été précédée d'aucune formalité de publicité ou de mise en concurrence. Si la SCI Victor Hugo 21 se prévaut des dispositions de l'article 30 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 aux termes desquelles : " I. - Les acheteurs peuvent passer un marché public négocié sans publicité ni mise en concurrence préalables dans les cas suiv19ants : () 3° Lorsque les travaux, fournitures ou services ne peuvent être fournis que par un opérateur économique déterminé, pour l'une des raisons suivantes : () b) Des raisons techniques. Tel est notamment le cas lors de l'acquisition ou de la location d'une partie minoritaire et indissociable d'un immeuble à construire assortie de travaux répondant aux besoins de l'acheteur qui ne peuvent être réalisés par un autre opérateur économique que celui en charge des travaux de réalisation de la partie principale de l'immeuble à construire ; () ", il ne résulte nullement de l'instruction, même si l'offre foncière était rare, qu'elle ait été le seul opérateur à même de répondre aux besoins du centre hospitalier Alpes-Isère du fait de raisons techniques telles que prévues par ces dispositions. Aucune autre disposition ne permettait d'exonérer le centre hospitalier Alpes-Isère de son obligation de mise en concurrence préalable.
9. Toutefois, il ne ressort d'aucune pièce du dossier que cette méconnaissance des règles de passation puisse être regardée comme un vice d'une gravité telle que le juge doive écarter l'application du contrat. Les circonstances dans lesquelles cette irrégularité a été commise, dont l'examen, contrairement à ce que soutient le centre hospitalier, relève de l'office du juge des référés lorsque celui-ci estime que le vice touchant aux règles de passation ne sont pas d'une gravité telle qu'il lui faille pour ce motif considérer la créance comme sérieusement contestable, caractérisées par la rareté des biens immobiliers susceptibles de répondre aux besoins exprimés par le centre hospitalier et la coïncidence entre ces besoins et les biens dont la SCI Victor Hugo était propriétaire, ne justifient pas que le règlement du litige ne puisse être opéré sur le fondement du contrat.
10. Le centre Hospitalier Alpes-Isère soutient aussi que le bail en l'état futur d'achèvement méconnait les dispositions de l'article 32 de l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015, qui prévoient que les marchés sont, en principe, passés en lots séparés. Toutefois il n'établit pas la réalité de ce manquement en se bornant à préciser que l'intégralité des travaux, tous lots confondus, a été confiée à la SCI Victor HUGO 21, dès lors que celle-ci était le maître d'ouvrage et n'a pas réalisé les travaux par ses propres moyens.
- En ce qui concerne l'existence d'autres vices :
11. Aux termes de l'article L. 6143-1 du code de la santé publique : " Le conseil de surveillance donne son avis sur : les acquisitions, aliénations, échanges d'immeubles et leur affectation, les baux de plus de dix-huit ans, les baux emphytéotiquesLe conseil de surveillance entend le directeur sur l'état des prévisions de recettes et de dépenses ainsi que sur le programme d'investissement ". Aux termes de l'article L. 6143-7 du même code : " Après concertation avec le directoire, le directeur : 9° Conclut les acquisitions, aliénations, échanges d'immeubles et leur affectation ainsi que les baux de plus de dix-huit ans ". Aux termes de l'article R. 6145-65 dudit code : " Le plan global de financement pluriannuel de l'établissement, fixé par le directeur, définit les orientations pluriannuelles des finances de l'établissement. Il retrace l'ensemble de ses dépenses et de ses recettes prévisionnelles pour une durée minimale de cinq ans glissants, tant en exploitation qu'en investissement, et présente l'évolution prévisionnelle de la marge brute, de la capacité d'autofinancement, du fonds de roulement, du besoin en fonds de roulement et de la trésorerie de l'établissement sur la période pour laquelle il est fixé./ Le plan détermine notamment les dépenses prévisionnelles résultant de la réalisation de l'ensemble des opérations mentionnées au programme d'investissement prévu à l'article L. 6143-7 et leurs modalités de financement, tant en investissement qu'en exploitation./ Toutes les opérations appelées à figurer dans le programme d'investissement et les engagements hors bilan sont inscrites dans le plan global de financement pluriannuel de l'établissement. ". Aux termes de l'article R. 6145-66 de ce code : Le plan global de financement pluriannuel est révisé chaque année et transmis au directeur général de l'agence régionale de santé, en vue de son approbation, en même temps que le budget ".
12. Le CHAI invoque un vice du consentement à conclure le contrat litigieux faute qu'il ait été soumis au conseil de surveillance, faute que l'acquisition des locaux prévue par le contrat sur option ait été inscrite au plan global de financement pluriannuel et, dans ce cadre, faute qu'il ait été approuvé par l'agence régionale de santé. Il invoque une volonté d'opacité du directeur, en partance.
13. Le contrat liant le CHAI et la SCI Victor Hugo 21 est un contrat de location pour 15 ans, avec une option d'achat à l'issue d'une période de 12 ans. L'option d'achat est une promesse unilatérale de vente par le bailleur et pas une promesse synallagmatique de vente et d'achat. Le bail prévu pour une période inférieure à 18 ans n'entrait donc pas dans le champ d'application de l'article L. 6143-1 précité du code de la santé publique. A supposer que le CHAI ait l'intention de la lever, l'option d'achat ne pouvait l'être qu'au-delà de la période de 12 ans suivant le bail. Par suite, le projet éventuel d'achat ne devait pas figurer dans les orientations pluriannuelles des finances de l'établissement, pour les 5 ans à venir. Dans ces conditions, le directeur du centre hospitalier Alpes-Isère n'était pas tenu de recueillir l'accord du conseil de surveillance, qui au surplus émet seulement un avis, non plus que l'accord de l'agence régionale de santé. La circonstance que le directeur de l'établissement était susceptible de quitter à brève échéance la CHAI pour un autre poste ne révèle, en tout état de cause, aucun détournement de procédure.
14. Les modalités financières prévues, soit un loyer de 182 000 euros par an, augmenté d'un surloyer de 31 852,80 euros par an les 10 premières années, ont été soumises pour avis le 18 mai 2017 à la direction départementale des finances publiques de l'Isère, qui a fait savoir par courrier du 17 juillet 2017 que ces montants n'appelaient pas d'observation particulière, sans se prononcer sur la valeur de l'option d'achat compte tenu de l'incertitude du marché à 12 ans. Cet avis mentionne dans son point 7 que la valeur locative est déterminée par comparaison avec les références d'autres transactions effectuées sur le marché immobilier pour des biens présentant des caractéristiques et une localisation comparables à celle du bien expertisé. Pour faire valoir que le coût du contrat serait excessif, le centre hospitalier compare le montant cumulé des loyers pendant 15 ans, augmenté de la valeur de rachat prévue au cas de levée de l'option, à celui que la SCI Victor Hugo 21 était autorisée à emprunter selon ses statuts constitutifs, augmenté d'un apport de 100 000 euros, sans se référer à la valeur du marché locatif. Cette comparaison, si elle démontre la réalisation par la SCI d'un investissement qu'elle serait susceptible de rentabiliser sur une durée moins longue que celle du bail, ne fait pas pour autant apparaître que le centre hospitalier se serait exposé à une charge excessive au regard de la valeur locative du bien, dans des conditions constituant un vice du consentement.
15. Le centre hospitalier fait, cependant, valoir que le prix de revient au m² de l'opération concernant les locaux de la SCI Victor Hugo 21, en y incluant le prix de l'option d'achat, soit 4 231,49 euros/m², serait excessif, comparé au prix au m² des opérations qu'il a réalisées entre 2014 et 2020 et au prix d'un bien immobilier situé à Grenoble dont l'achat a été décidé en 2020. Toutefois le coût des opérations menées par le CHAI n'est pas, eu égard à leurs natures et leur temporalité, comparable avec le coût global du bail en l'état futur d'achèvement après levée de l'option d'achat. Ces éléments n'établissent pas davantage que le centre hospitalier se serait exposé à une charge excessive, dans des conditions constituant un vice du consentement, d'autant que le consentement à la décision de souscrire un tel contrat répond à d'autres motifs que le seul prix dès lors que le centre hospitalier n'est pas un investisseur mais gère un service public de santé et qu'il prend en compte, dans ce cadre, notamment, la proximité de la réponse aux besoins et la disponibilité sur le marché de biens immobiliers adaptés au besoin.
16. L'allégation de favoritisme de la part de la précédente direction n'est étayée d'aucun élément et il n'est, d'ailleurs, pas allégué que la directrice du centre hospitalier, installée le 1er décembre 2017, aurait adressé un signalement en ce sens au procureur de la République.
17. Il résulte de ce qui précède qu'en l'absence d'illicéité de l'objet du contrat liant le centre hospitalier de Alpes-Isère à la SCI Victor Hugo 21 ou de vice d'une particulière gravité affectant notamment les conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, le litige portant sur la demande de provision formulée par la SCI appelante peut être réglé sur le terrain contractuel.
18. Le centre hospitalier soutient, cependant qu'il n'a pas payé les loyers contractuellement prévus et que, par l'effet de la clause pénale, stipulée au contrat, le bail a été résilié de plein droit depuis le 22 avril 2019, ce qui ferait obstacle à ce qu'il soit condamné à payer une somme sur le fondement dudit contrat. Toutefois cette clause pénale a été stipulée au bénéfice du bailleur et le centre hospitalier ne peut utilement s'en prévaloir.
Sur le montant de la provision :
19. Le contrat stipule que le loyer est payé trimestriellement à terme à échoir, soit les 1er janvier, 1er avril, 1er juillet et 1er octobre de chaque année. Dans le dernier état de ses écritures, la SCI Victor Hugo 21 sollicite le versement d'une provision de 498 571,49 euros arrêtée au 31 décembre 2022, dont le centre hospitalier ne conteste pas le montant.
20. Dans ces conditions, la créance de la SCI Victor Hugo 21 n'est pas sérieusement contestable et il y a lieu de condamner le centre hospitalier Alpes-Isère à lui verser une provision de 498 571,49 euros, sans qu'il y ait lieu de subordonner le paiement de cette provision à la constitution d'une garantie.
Sur les frais du litige :
21. Le centre hospitalier Alpes-Isère constitue la partie perdante. Il y a lieu de mettre à sa charge une somme de 2 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces mêmes dispositions font, en revanche, obstacle à ce que la SCI Victor Hugo 21 soit condamnée à lui verser la somme qu'il demande au même titre.
ORDONNE :
Article 1er : Le centre hospitalier Alpes-Isère est condamné à payer à la SCI Victor Hugo 21, à titre de provision, la somme de 498 571,49 euros.
Article 2 : Le centre hospitalier Alpes-Isère versera à la SCI Victor Hugo 21 une somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Les conclusions du centre hospitalier Alpes-Isère présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à la SCI Victor Hugo 21 et au centre hospitalier Alpes-Isère.
Fait à Grenoble, le 9 novembre 2022.
La juge des référés,
A. Wolf
La République mande et ordonne au préfet de l'Isère en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Un greffier,