TA Versailles, 16/12/2022, n°2008166

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire enregistrés le 4 décembre 2020 et le 15 juin 2021, la société Axima Concept, représentée par Me Mouriesse, demande au tribunal :

1°) de condamner solidairement la société IPCS et la société Canale 3 à lui verser une somme de 1 282 187,53 euros hors taxes, majorée aux taux légal à compter du jour de leur exigibilité, avec capitalisation des intérêts ;

2°) de mettre à la charge de la société IPCS et de la société Canale 3 à verser, chacune, la somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- la société Canale 3, maître d'œuvre, a commis des fautes contribuant à la désorganisation du chantier ; à cet égard elle a dû attendre six mois le choix des matériaux utilisés dans les gaines d'extraction spécifiques, les réseaux de gaz laboratoire et le traitement coupe-feu des réseaux aérauliques, et ces informations ont finalement été obtenues par un ordre de service du 27 novembre 2013 ;

- la société ICPS, titulaire de la mission " ordonnancement, pilotage et coordination du chantier ", a manqué à ses obligations contractuelles relatives à la coordination des différents lots et à la fixation de calendriers d'exécution, causant ainsi une désorganisation du chantier ;

- les fautes de la société Canale 3 et de la société ICPS l'ont placée dans une situation d'attente dans le choix de certains matériaux, dans la réalisation de prestations telles que les antennes terminales, les raccordements électriques ou la pose de terminaux suscitant un allongement de la durée d'exécution de ces tâches ;

- ces fautes ont engendré des préjudices qu'elle évalue à 1 282 187,53 euros, résultant de :

- la réalisation de travaux supplémentaires, ordonnés par ordre de service, pour un montant total de 233 847,12 euros ;

- l'allongement des délais d'exécution du marché a causé un préjudice de 1 048 340,41 euros incluant des frais de mobilisation de personnel pour un montant de 345 329,48 euros ainsi que des frais de mobilisation de matériel pour un montant de 7 544,70 euros, une mise en stockage chez un manutentionnaire pour un montant de 4 962 euros et une garantie constructeur supplémentaire de 27 424,82 euros ;

- une perte de productivité qu'elle évalue à 102 654,62 euros, en raison d'études complémentaires (150 heures) et de nombreuses réunions de mise en point (166 heures) et de temps de mise en service (51 heures) ;

- une perte de marge nette évaluée à 15 000 euros ;

- une perte d'activité correspondant à la couverture des frais généraux de l'agence Lyon grand travaux d'un montant de 298 200 euros ;

- des études réalisées en vain sur le bâtiment 315 finalement résilié pour un montant de 82 652,21 euros, ainsi que des travaux en préparation pour un montant de 13 516,19 euros.

Par deux mémoires en défense enregistrés le 15 avril et le 24 juin 2021, la société IPCS, représentée par Me Frenkian, conclut, à titre principal, au rejet de la requête, à titre subsidiaire, à la condamnation in solidum, de l'ESID - IDF, aux sociétés INGEROP, DESTAS et CREIB, SPIE, ARBLADE/ALUFER à la garantir des condamnations dont elle ferait l'objet, et à ce qu'une somme de 4 000 euros soit mise à la charge de la société Axima Concept au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- la requête est irrecevable en vertu du principe général du droit "non bis in idem" puisque la société a déjà sollicité sa condamnation dans une précédente instance pour laquelle elle a été déboutée par un jugement du 5 octobre 2020 ;

- elle n'a commis aucune faute susceptible d'engager sa responsabilité, dans la mesure où sa mission était strictement limitée au contrôle et à l'avancement du chantier et ne comprenait pas la conception de l'ouvrage ni la direction et la surveillance de l'exécution du contrat ; plus précisément, elle ne disposait d'aucun rôle s'agissant de l'émission d'ordres de service, de sorte que le préjudice allégué de 233 847,12 euros résultant de travaux supplémentaires ne saurait, en tout état de cause, lui être imputé ;

- les préjudices allégués d'un montant de 1 048 340,41 euros, résultant de l'allongement du délai d'exécution du marché, ne sont pas établis, aucun document tel qu'une facture n'étant produit ;

- la société Axima Concept a choisi de participer au chantier en faisant appel à du personnel résidant à Lyon et a souhaité débuter ses travaux sept semaines à l'avance, contribuant à un décalage générant une attente supplémentaire, et elle devait intégrer le planning de base qui prévoyait des travaux en superposition au sein du même corps d'état, et en simultané avec d'autres corps d'état ;

- l'allongement de la durée du marché, prorogée de 14 mois par rapport au délai contractuel initial, a été reporté dans les décomptes général et définitif des différentes entreprises ;

- les différents calendriers du chantier, qu'elle a élaborés, ont dû être adaptés afin de prendre en compte de multiples éléments, tels que la modification du programme et les retards d'intervenants au sein du chantier ;

- les retards sont imputables aux défaillances de certaines entreprises de travaux : les sociétés DESTAS et CREIB, titulaires du lot n°1, ont généré un retard de six semaines, qui a été aggravé par un retard dans l'exécution des prestations confiées à la société ARBLADE, titulaire du lot n°2 et liquidée en cours d'exécution du marché, un retard relatif au retour de visa des bilans de puissance de la société SPIE, ainsi qu'un retard de plusieurs mois résultant de la fuite du canal jouxtant le bâtiment 314, à la suite de travaux effectués par la DGA, endommageant le cuvelage du bassin et provoquant une fuite d'eau souterraine imposant l'arrêt des travaux.

Par un mémoire en défense enregistré le 5 juillet 2021, la société Canale 3, représentée par Me Symchowicz, conclut à titre principal au rejet de la requête, à titre subsidiaire, à condamner solidairement le ministre des Armées, l'ESID, les sociétés INGEROP, DESTASetCREIB, SPIE, ARBLADE/ALUFER et ICPS à la garantir de l'intégralité de la condamnation qui serait prononcée à son encontre, et, en tout état de cause, à mettre à la charge de la société Axima Concept une somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- la requête est irrecevable car les conclusions indemnitaires tendant à la condamnation de Canale 3 sont prescrites ; l'article 2224 du code civil prescrit cette action par cinq ans à compter du jour où le constructeur a connu, ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; en l'espèce, le préjudice allégué résulterait de la notification tardive, le 27 novembre 2013, du choix de matériaux utilisés, soit plus de 7 ans à la date d'introduction de la présente requête ;

- elle est irrecevable car la société requérante a déjà présenté des conclusions identiques, relatives aux mêmes préjudices et pour le même montant, contre une décision, purement pécuniaire, définitive, dans l'instance n°1805666, jugée irrecevable par le tribunal administratif de Versailles ;

- la société Canale 3 n'a pas commis de faute de nature à engager sa responsabilité quasi-délictuelle ;

- l'allongement de la durée du chantier résulte des propres choix de la société requérante qui a souhaité débuter ses travaux sept semaines à l'avance avec un personnel habituellement affecté à Lyon, ce qui a contribué à la désorganisation, alléguée, du chantier ;

- les retards allégués résultent également d'une insuffisante définition des besoins par le maitre de l'ouvrage et les modifications apportées au chantier ;

- ces retards sont également imputables aux défaillances de certaines entreprises de travaux : la société ARBLADE, titulaire du lot n°2, a été liquidée en cours de marché, le retard de la société SPIE s'agissant du retour de visa des bilans et la fuite du canal jouxtant le bâtiment 314, à la suite des travaux réalisés par l'administration, a endommagé le cuvelage du bassin causant une fuite d'eau souterraine imposant l'arrêt des travaux, ce qui a engendré un retard de plusieurs mois ;

- les préjudices allégués sont infondés dans leur quantum ;

- les demandes relatives aux travaux supplémentaires prescrits par ordre de service, correspondant à un préjudice allégué de 233 847,12 euros hors taxes, ont déjà été réglées par le biais de l'avenant n°1 et sont donc dépourvues d'objet ;

- les préjudices allégués d'un montant de 1 048 340,41 euros, résultant de l'allongement de la durée du marché, ne sont pas démontrés ;

- les préjudices allégués, relatifs à la "perte de productivité" évaluée à 102 654,62 euros, à la perte de marge nette chiffrée par la société requérante à 15 000 euros, la perte d'activité évaluée à 298 200 euros ainsi que le préjudice résultant d'études réalisées en vain sur le bâtiment 315, ne sont pas démontrés ;

- en cas de condamnation, les autres intervenants doivent être appelés à la garantir, soit le ministre des Armées, l'ESID, les sociétés INGEROP, DESTASetCREIB, SPIE, ARBLADE/ALUFER et ICPS.

Par une ordonnance du 31 mars 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 2 mai 2022.

Un mémoire a été présenté par la société Canale 3 le 1er décembre 2022 et n'a pas été communiqué.

Un mémoire a été présenté par la société Axima Concept le 1er décembre 2022 et n'a pas été communiqué.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- , l'arrêté du 21 décembre 1993 précisant les modalités techniques d'exécution des éléments de mission de maîtrise d'œuvre confiés par des maîtres d'ouvrage publics à des prestataires de droit privé ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Geismar, première conseillère,

- les conclusions de Mme Ozenne, rapporteure publique,

- les observations de Me Chaigneau substituant Me Mouriesse,- les observations de Me Girault substituant Me Frenkian,

- et les observations de Me Hubert substituant Me Symchowicz

Considérant ce qui suit :

1. Dans le cadre des travaux d'habilitation et d'extension des bâtiments 314 et 315 du site de la délégation générale de l'armement (dite DGA) du Bouchet, à Vert-le-Petit, le service d'infrastructure du ministère des Armées a attribué le lot n°4 - plomberie et chauffage, à la société Axima Concept. Le marché a été signé le 29 janvier 2013, pour un montant initial de 2 500 000 euros hors taxes, soit 2 990 000 euros toutes taxes comprises. Sa durée prévisionnelle était de 24 mois incluant deux mois de préparation. Les travaux concernant le bâtiment 314 ont été réceptionnés le 29 octobre 2015. En revanche, s'agissant du bâtiment 315, le maître d'ouvrage, par courrier du 27 novembre 2015, a décidé de résilier le marché pour un motif d'intérêt général au regard de l'augmentation significative des délais d'exécution et du coût du marché.

2. Par une requête enregistrée le 3 août 2018, la société Axima Concept a demandé au tribunal de condamner le ministère des Armées à lui verser une somme de 1 282 187,53 euros hors taxes au titre du solde du marché, assortie des intérêts moratoires. La société a également sollicité, dans un mémoire complémentaire, la condamnation, d'une part de la société IPCS, titulaire de la mission d'ordonnancement, pilotage et coordination (OPC) et d'autre part du Collectif d'architecture nouvelle aménagement logement équipement Pierre Boudon, Jacques Michel et Yves Monnot Architectes, appelé Canale 3, à lui verser une somme de 1 282 187,53 euros HT au titre du solde du marché, assortie des intérêts moratoires au taux contractuel, majorée des intérêts au taux légal à compter du jour de leur paiement, et de la capitalisation des intérêts. Par un jugement du 5 octobre 2020, le tribunal administratif de Versailles a rejeté sa requête en raison de l'irrecevabilité de ses conclusions. Par une décision du 13 octobre 2022, la cour administrative de Versailles a rejeté le recours qu'elle a interjeté contre ce jugement, retenant également l'irrecevabilité des conclusions.

3. La société Axima Concept demande au tribunal, par cette nouvelle requête, de condamner solidairement la société IPCS et la société Canale 3 à lui verser une somme de 1 282 187,53 euros hors taxes, majorée aux taux légal à compter du jour de leur exigibilité, avec capitalisation des intérêts.

Sur les conclusions indemnitaires :

4. Les participants à un marché public de travaux, non régis par des relations contractuelles, peuvent, sur le terrain de la responsabilité quasi-délictuelle, demander la réparation d'une faute résultant soit de la méconnaissance de dispositions législatives ou réglementaires, soit d'un manquement aux règles de l'art, soit du non-respect des stipulations du contrat conclu avec le maître d'ouvrage.

5. Il résulte de l'instruction que parmi les obligations contractuelles de l'entreprise Canale 3, figuraient, la direction de l'exécution du contrat de travaux. A cet égard, l'arrêté du 21 décembre 1993 susvisé prévoit, notamment, que : " La direction de l'exécution du ou des contrats de travaux qui a pour objet de délivrer tous ordres de service et établir tous procès-verbaux nécessaires à l'exécution du ou des contrats de travaux ainsi que procéder aux constats contradictoires, organiser et diriger les réunions de chantier ".

6. La société IPCS a signé un contrat pour assurer la mission " ordonnancement, pilotage et coordination " du chantier le 30 décembre 2010. L'article II.2 du CCAP prévoit, s'agissant que sa mission de coordination vise à " d'harmoniser dans le temps et l'espace les actions des divers intervenants au stade des travaux ".

7. La société Axima Concept soutient avoir subi des préjudices en raison des fautes qu'auraient commises la société Canale 3 et la société IPCS dans l'exécution du marché public de travaux auquel elles participaient, en tant, respectivement, que maître d'œuvre et titulaire de la mission OPC. Elle précise que la société Canale 3 a manqué à ses obligations en s'abstenant de délivrer les ordres de service nécessaires à l'exécution du marché. Ainsi, elle explique avoir attendu plus de six mois le choix de matériaux à utiliser, notamment pour utiliser des gaines d'extraction spécifiques ou pour le traitement de coupe-feu aérauliques. En outre, elle fait valoir que la société IPCS a également manqué à ses obligations, s'agissant de la coordination entre les différents titulaires des lots composant le marché de travaux, ajoutant que cette défaillance a entrainé une désorganisation du chantier et un allongement de la durée de ses tâches. Afin d'établir ses allégations, elle produit une dizaine de courriels transmis à ces intervenants entre avril 2013 et septembre 2014, les interpellant afin d'obtenir des plannings plus précis et des réponses à des questions s'agissant notamment de matériaux à utiliser. A cet égard, il est constant que la société Axima Concept était particulièrement active et faisait preuve de disponibilité.

8. Toutefois, il résulte également de l'instruction que la société IPCS, à qui il n'incombait pas de rédiger et transmettre des ordres de service, a réalisé de nombreux calendriers d'exécution du chantier, régulièrement modifiés afin de tenir compte de plusieurs paramètres apparaissant étrangers au respect de ses obligations contractuelles. Il résulte de l'instruction que l'allongement de la durée du chantier procède de plusieurs facteurs indépendants du maître d'œuvre et de l'OPC, notamment la modification du programme de certains travaux par le maitre de l'ouvrage et les modalités d'exécution d'autres intervenants du marché, composé de huit lots. Ainsi, le titulaire du lot n°1 (gros œuvre) a interrompu son activité au mois d'août 2013, générant un retard de six semaines (constaté par l'ordre de service n°25), ou encore l'intervention du titulaire du lot N°2 qui devait poser le bardage d'un local technique afin de mettre le bâtiment hors d'eau (OS n°9 d'octobre 2013), a contribué à cet allongement. Par ailleurs, il résulte également de l'instruction que la société requérante était, en octobre 2013, dans l'attente d'une note de calcul de la société SPIE, nécessaire à sa propre intervention. Par suite, la société Axima Concept ne démontre pas, par les échanges de courriels qu'elle produit, que les sociétés Canale 3 et IPCS auraient manqué à leurs obligations contractuelles vis-à-vis du maître de l'ouvrage, ou auraient commis des manquements aux règles de l'art.

9. Au demeurant, si la société Axima Concept allègue avoir subi un préjudice de 233 847,53 euros en raison de travaux supplémentaires, effectués à la suite de l'émission d'ordres de service, elle n'établit pas que ces travaux supplémentaires résultent de fautes commises par le maître d'œuvre et le titulaire de la mission OPC. En outre, il résulte des affirmations étayées et non contredites, qui se fondent sur une note du maître de l'ouvrage, que les travaux supplémentaires évoqués par la société requérante ont été rémunérés par le biais de l'avenant n°1 du 7 juillet 2014, portant le montant du marché à 2 761 925,54 euros HT, et de la décision de poursuivre du 13 novembre 2014 fixant le montant du marché à 2 926 103,62 euros. Enfin, la société Axima Concept ne fournit aucun élément comptable, fiche de paie, devis, ou autres, permettant d'établir les préjudices qu'elle allègue, et qui sont utilement contestés par les défenderesses.

10. Il résulte de ce qui précède que la société Axima Concept ne démontre pas l'existence d'une faute commise par les sociétés IPCS et Canale 3 et n'établit pas l'existence des préjudices qu'elle allègue. Ses conclusions indemnitaires ne peuvent ainsi qu'être rejetées, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les fins de non-recevoir.

Sur les appels en garantie :

11. Il résulte de ce qui précède que les conclusions tendant aux appels en garantie sont sans objet.

Sur le surplus :

12. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge d'une partie la somme que l'autre réclame en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de la société Axima Concept est rejetée.

Article 2 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à la société Axima Concept, à la société IPCS ainsi qu'à la société Canale 3.

Copie en sera adressé au ministre des Armées.

Délibéré après l'audience du 5 décembre 2022, à laquelle siégeaient :

- Mme Gosselin, président,

- Mme Vincent, première conseillère,

- Mme Geismar, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 16 décembre 2022.

La rapporteure,

signé

M. Geismar

Le président,

signé

C. Gosselin

La greffière,

signé

S. Lamarre

La République mande et ordonne au ministre des Armées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

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